Lettre du khûjja Isma’îl ben Muhammad sur la mort de Hâjj Ahmad, bey de Constantine, parue dans le journal L’Akhbar du 7 septembre 1851.
Isma’îl ben Muhammad raconte la fin de
Hâjj Ahmad Pâshâ, qu’il représente comme une figure exemplaire de la
piété musulmane. Grandeur princière, grandeur d’âme, affection populaire
et humilité face à la mort lui paraissent salutaires face au « scandale
» des progrès de la déréligion. Le khûjja se montre attaché à un ordre ancien
déréglé. Il ne reconnaît plus sa ville : Alger, dont la sociologie est
modifiée. Elle est envahie par les berranis, qu’ils soient Arabes ou
Kabyles, qui confinent au paganisme et à la mécréance déviante.
Les vieilles familles algéroises, qui
ne se sont pas résolues à l’exil, sont désormais minoritaires et se
retranchent dans l’intimité des maisons
pour fuir leur contact. Malgré la prudence de mise face à l’occupant
français, qui pourtant a le plus profondément bouleversé la ville, il le
rappelle à l’ordre : veiller à la bonne pratique de la religion de
Jésus. Souvent, les musulmans
se montrent choqués de voir les chrétiens négliger leur religion ou la
pratiquer avec peu de conviction. De même, c’est au gouvernement
français, désormais investi de l’autorité publique, de défendre la
religion de l’islam. L’obscénité et le blasphème doivent être punis, si
ce n’est de mort comme sous les Turcs, du moins avec sévérité. Isma’îl
ben Muhammad veut la restauration d’un ordre social et moral qui, selon
lui, régnait du temps des Turcs.
« Le bey Ahmed a été le dernier des chefs turcs qui aient résisté à la conquête
française. Il a conservé sa capitale jusqu’à la fin de 1837, et ce
n’est que dix ans après qu’il a fait sa soumission. Personnage politique
considérable par sa position, son caractère, la longueur et la ténacité
de sa lutte, il a été apprécié diversement ; les uns en ont fait un
monstre de férocité ; les autres assurent qu’il n’a été que sévère. Dieu
seul sait la vérité ! On connaît deux biographies d’Ahmed Bey : l’une
publiée en arabe par Si-Salah el Anteri, dans une histoire
de Constantine ; l’autre, restée jusqu’ici manuscrite, a été écrite par
un officier français sous la dictée du bey. Dans celle-ci, la vie
d’Ahmed se présente en beau, ce qui s’explique, puisque le héros
fournissait lui-même les couleurs de son portrait. Si-Salah, dont le
père passe pour avoir été empoisonné par Ahmed-Bey, a tracé de ce chef
un tableau beaucoup moins flatteur. La vérité est sans doute entre les
exagérations du panégyrique et de la critique.
Cet homme
étant un personnage historique de l’Algérie, vos lecteurs seront bien
aises de savoir s’il a soutenu jusqu’au bout, et dans la plus rude
épreuve que Dieu envoie aux mortels, la fermeté de caractère, la dignité
de conduite que ses ennemis mêmes ne lui ont jamais refusées. Je vais
vous donner à ce sujet les détails que j’ai recueillis personnellement
ou que je tiens de personnes véridiques.
La maladie du bey, dont le siège était,
dit-on, l’estomac, a duré cinq mois. Il n’a cessé de marcher que quinze
jours avant sa mort. Quand il fut définitivement retenu dans son lit,
il envoya chez le cadi et fit venir deux assesseurs (adoul) de ce
magistrat, qui dressèrent une procuration (Brat-el-Oukala) pour sa femme
la plus âgée, et relative à ses enfans et à ses biens meubles ou
immeubles. Une autre procuration fut écrite, par laquelle il chargera
Sid-el-Hadj Ahmed Boukandoura, indigène de cette ville, de veiller sur ses biens, ses enfants, et de servir de conseil à sa femme ; il lui confia aussi le soin de ses funérailles.
« Boukandoura, lui dit le bey, il faut
que vous achetiez immédiatement l’étoffe nécessaire pour me faire un
linceul, ainsi que les autres et dernières choses dont un mort puisse
avoir besoin.
– Pourquoi cette hâte ? répondit celui-ci ; vous guérirez, s’il plaît à Dieu.
– Sans doute, répliqua le bey en
souriant ; mais lorsqu’on entrevoit la nécessité d’un voyage, ont fait
ses préparatifs. Puis, si l’on ne part pas, ils demeurent inutiles ou
servent pour une autre fois ; mais la précaution est toujours bonne à
prendre. »
Le bey, persistant dans son premier
projet, compta 300 douros, qu’il mit dans un sac, et dit à
Si-Boukandoura : « Quand je serai mort, cette somme est destinée à
l’acquisition d’un tombeau pour moi dans la mosquée de
Sidi-Abderrahman-el-Tsaalebi, à l’achat d’une civière pour transporter
mon cadavre, et d’une table pour le placer pendant qu’on le lavera. Je
veux aussi qu’on fasse venir trente tolba qui réciteront le Coran à mon
intention, savoir : un tiers du livre saint dans la maison mortuaire, un
tiers à la mosquée, et le dernier au cimetière. Je veux encore que le
jour de mon enterrement on achète mille pains et deux cents mesures de
figues, que l’on distribuera aux pauvres à mon intention au moment de
l’inhumation. Si, après ces dépenses faites, il reste quelque argent sur
la somme que je viens de compter, qu’on ne donne aux indigents. »
Ces instructions ont été religieusement
suivies ; on a même pu aller au delà des intentions bienfaisantes du
défunt. Le gouverneur général ayant envoyé 1,000 fr. à la veuve pour
l’aider à rendre convenablement les derniers devoirs au bey, celle-ci a
fait distribuer aux pauvres, chacun des trois jours qui ont suivi
l’enterrement d’Ahmed, cent pains, vingt-cinq mesures de figues et 50
fr. en argent.
La tranquillité du bey Ahmed à ses
derniers moments prouve qu’il n’avait pas la conscience chargée de
toutes les énormités qu’on lui reproche, ou que le repentir sincère
qu’il éprouvait de ses fautes passées le rendait confiant dans la
miséricorde inépuisable du Seigneur.
Cette fin si religieuse est un bon
exemple donné aux musulmans de cette ville, dont un bien grand nombre
vivent à la manière des païens et n’ont de croyants que le nom. Ce sont
surtout les étrangers, Kabyles ou Arabes, qui infestent de plus en plus
Alger, qui donnent d’odieux exemples d’irréligion. Un père de famille
qui se respecte, et qui tient à conserver la pureté du cœur parmi les
siens, est obligé aujourd’hui de ne pas les laisser sortir dans la rue,
et même de les tenir dans les parties les plus reculées de la maison,
afin qu’ils ne soient pas exposés à entendre à chaque instant les propos
obscènes, les blasphèmes les plus révoltants.
Je ne connais pas vos lois ni vos
usages administratifs ; mais il me semble que vous ne devez pas
permettre qu’on blasphème Jésus-Christ qui est votre prophète, qu’on
crie dans les rues aux oreilles de vos mères, de vos sœurs, de vos
filles, de vos femmes, les paroles du cynisme le plus effronté.
Est-ce que le scandale, dont vous
préservez sans doute vos familles, vous ne pourriez pas aussi en
préserver les nôtres ? Certes, vous feriez là une bonne action. Nous ne
vous demandons pas toutefois de punir le blasphémateur de mort, comme
cela se faisait du temps des Turcs et conformément à notre loi ; mais
entre cette punition, peut-être trop cruelle, et l’impunité la plus
complète, il y a place pour une répression utile et mesurée. »
ISMAEL-BEN-MOHAMED-KHODJA.
Source : http://histoiredelalgerie.over-blog.com
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