mardi 30 décembre 2014

Une enfance montagnarde sous les bombes

Une enfance montagnarde sous les bombes
Publié le 24-06-2013
L'EST
REPUBLICAIN

La Temesguida,une enfance dans la guerre d'Algerie
L’auteur témoin, Aïssa Touati est né en 1945 dans le massif de Temesguida. Il raconte, sous la plume de Régis Guyotat, ancien journaliste au journal le Monde, son enfance et la vie de sa famille durant la guerre. Il a neuf ans. C’est un berger qui doit garder les chèvres, sans être jamais à l’école, mangeant rarement à sa faim. Après l’indépendance, il émigre en France où il travaille comme ouvrier du bâtiment et prend des cours d’alphabétisation à Orléans ; cours dispensés par régis guyotat avec lequel il noue une longue amitié. «Temesguida. Une enfance dans la guerre d’Algérie» un lieu, un âge, une guerre. Temesguida (Temesguida?) est un massif montagneux dans l’actuelle wilaya de Médéa, sur l’Atlas blidéen. Depuis son sommet s’élevant à 1 138m, Temesguida domine vers le nord la plaine de la Mitidja. Légendes, récits hagiographiques le donnent comme un refuge de saints patrons et, jusqu’à une époque récente, c’est une région où de nombreux Kabyles se sont installés comme vanniers tant la région regorge d’eau et de roseaux. Mais la Temesguida, dans ce récit, c’est le bastion quasi mythique de la résistance armée de l’ALN aux contingents de l’armée française qui ont maillé cette région tampon, stratégique, entre l’Atlas blidéen, le Djurdjura et les plaines de l’Algérois. Ses reliefs accidentés, ses grottes, sa végétation drue, ses replats en font une zone de repli en même temps qu’un refuge stratégique pour les katibas de l’ALN. Tout le récit s’y déroule en trois temps : avant l’arrivée de la guerre, moudjahiddine et soldats confondus, ses habitants vivaient dans une relative sécurité mais dans une extrême pauvreté, celle du sol et de la subsistance. La guerre, alors, était menée au quotidien contre les éléments de la nature : des hivers rigoureux, des étés caniculaires, un sol accidenté, ingrat, un cheptel maigre. Bref, la famine ! Une vie sauvage, insulaire même si de loin en loin, l’ordre colonial se signale par les nouvelles rapportées par ceux, rares, qui descendent au marché de Tablat. Puis, le deuxième temps, avec le déferlement de la guerre, Temesguida entre violemment dans l’histoire. Le massif montagneux est maillé par les militaires français, des routes ouvertes au bulldozer, comme des serpents, le ceinturent, étranglent les villages et les mettent à nu, à découvert. Mais la topographie des lieux offre encore aux combattants de l’ALN de la wilaya IV un terrain propice aux ripostes et à l’instauration perpétuelle d’un climat d’insécurité sur l’étendue de la plaine de la Mitidja, le symbole de la conquête coloniale. Entre ce lieu resté imprenable, inviolable et la Mitidja domestiquée, où s’étendent d’aise les fermes opulentes des héritiers de Bugeaud, le contraste n’est pas dans le relief mais bien dans le rapport de force entre les laissés-pour-compte, l’indigène dépossédé, et une présence française qui grignote les contreforts de la Tamesguida jusqu’à installer ses miradors en son sommet. Le troisième temps, enfin, c’est l’exode, les villages de regroupement, Alger, Rivet (Meftah) au bout, une indépendance avec ses martyrs de la Temesguida oubliée. Une histoire de berger Ce cadre géographique et historique ainsi posé ne se donne pas à lire comme tel dans ce récit d’une enfance, celle du narrateur témoin, un enfant berger, on aurait dit sorti d’un roman de Giono, à la différence que la nature n’est pas un culte, une vénération, mais une condition humaine à la limite d’un Robinson Crusoé qui n’a pas échoué sur une île mais qui y est né tout en sachant que le monde qui l’entoure n’est pas à sa portée, ni n’est une fatalité. Cette enfance est celle de Aïssa Touati qui raconte son vécu âpre et «sauvage» dans ce massif imposant avant de rejoindre son père à Alger, à Belcourt et, de là, élire domicile dans un torchis, à Rivet (actuelle Meftah) jusqu’à l’indépendance. Dans ce récit, linéaire, écrit à la première personne, l’enfance n’est pas évoquée dans un passé nostalgique, larmoyant, voire, à posteriori, enjolivée par l’effet du recul du temps, mais elle est dite dans un présent de narration, sans gloire ni passion, dans ses vérités immanentes, ses pulsions du moment. Le lecteur se surprend à se familiariser avec un garçonnet qui n’est ni un Omar de Mohamed Dib, encore moins un Fouroulou de Mouloud Feraoun, formatés pour les besoins de la fiction. L’enfant Aïssa Touati est né, dans ce village à flanc de ravins, Ouled Seddik, au milieu d’une famille soumise à une extrême pauvreté. un père chasseur à l’occasion, une mère comme toutes les mères d’Algérie, à cette époque de la fin des années 1940, qui redouble d’ingéniosité pour nourrir ses enfants – deux autres fils dont l’aîné Ramdane, qui sous-tend le récit dans son versant historique, une fille effacée, un autre garçonnet, le benjamin – les nourrir de contes la nuit pour leur faire oublier la faim qui tenaille les ventres. Enfant, Aïssa tient plus que tout à son maigre troupeau composé de quelques moutons, de chèvres et d’un âne homérique. Toute la montagne lui appartient. Il en connaît les grottes, les méplats, les deux-bassins, les rivières, les animaux qui y vivent, luttant contre les chacals dont il a appris l’espièglerie et les sangliers qui ravagent les maigres jardins potagers. Sa guerre à lui, de l’aube à la tombée de la nuit, hiver comme été, est de protéger quoi qu’il en coûte le troupeau, la seule richesse de la famille. Dans les quelques hameaux disséminés autour de Ouled Seddik vivent des êtres infrahumains, enfouis, bêtes et gens mêlés, dans les replis de ravins qui donneraient le vertige aux chèvres les plus intrépides. Le père de Aïssa a pourtant un joyau qu’il n’hésite pas à exhiber, une montre en or, un fusil et des relations somme toutes surprenantes avec la lointaine administration coloniale de Tablat par ses représentants locaux de l’indigénat. Aïssa est un enfant maigre, sale, qui va pieds nus en été, à peine chaussé en hiver d’espadrilles confectionnés à partir de pneus de voiture, un luxe. La faim, toujours la faim, est son ennemi au quotidien. Quelques enfants du village et des environs immédiats de la Temesguida ne sont pas mieux lotis. Ils forcent pourtant le destin pour trouver sur ce piton de montagne le génie de l’invention des jeux et des soleils intimes accrochés, l’automne venant, à une maigre mais salvatrice récolte d’olives, l’été cuisant, aux figues mûres, vite mises sur les claies en prévision de l’hiver. Le récit, on aurait dit, est lui-même condamné aux frontières accidentées de cette montagne ancestrale sur laquelle, dit-on, veille, le Saint patron, Si Mohamed Bouchakour, dans sa grotte « Ghar Targou » dans la région des Beni Foughal. Mais le saint n’a rien pu faire devant ces monstres de fer venus un matin défoncer la terre, ouvrir des routes à l’occupant de la plaine. Le jeune Touati pressent le danger mais en ignore les tenants et les aboutissants. Le berger dans l’histoire Graduellement, son monde familier s’effrite. La montagne est secouée de ses contreforts à son sommet. La guerre n’est plus celle du jeune berger affrontant les éléments de la nature, esquivant la faim, luttant avec pathétisme aux rigueurs de sa montagne natale mais ingrate. La guerre, si elle a été un acharnement opiniâtre et séculaire à perpétuer un lien ombilical avec la terre. Le village et ses lendemains incertains, devient une guerre qui donne du sens à cette survivance et se projette hors de l’instinct de survie. Temesguida n’est plus alors pour l’enfant, qui grandit surtout dans sa tête, l’univers reclus prédestiné aux « damnés de la terre » mais une déflagration d’un nouveau monde qui surgit de la volonté des hommes et des femmes qui participent, désormais, à la marche de l’histoire. Aïssa comprend alors qu’il habite les sommets de la résistance à l’occupation coloniale. Pourtant, il ignore tout de la France, de l’Algérie, de l’histoire de ces deux pays, d’autres pays. Il ne va pas à l’école, il porte une gandoura élimé, sans sous vêtement, fait ses besoins où bon lui semble, se frotte l’arrière-train avec des cailloux ou sur l’herbe sauvage. Comment un tel « sauvage » peut-il seulement être à l’écoute des palpitations du monde ? Il n’a jamais vu un « Français » de près. Pourtant, la guerre, celle des armes, va le toucher au cœur même de sa famille. Le frère aîné, Ramdane, un jour, est revenu blessé d’une balle à la cuisse, après plusieurs jours passés cachés dans une grotte, à quelques mètres en dessous d’une crête occupée par les militaires français. Cette nuit-là, quelque chose s’est brisée dans le regard de Aïssa. Ce frère aîné sur lequel tous les espoirs familiaux reposent, espoir de jours meilleurs pour la mère, est devenu un « moudjahid ». Son ami, Ali, devenu le mes’oul de la résistance à Oueld Seddik, tient un nouveau langage, des mots jusque-là étrangers à Temesguida où les rapports de force demeuraient ceux dictés par la survivance aux lois de la nature. Cette fois, il s’agit de solidarité, d’union, de sacrifices, de cotisations, de dons, de caches, d’organisations. Le jour où les premières colonnes de moudjahiddine sont arrivées au village, avec son frère Ramdane accueillis par Ali, Aïssa résiste au sacrifice de ses moutons qui sont sa raison d’être. Le troupeau vaut plus que toute autre guerre. La famille n’aura plus rien à manger. Au nom de quoi et pour quelle cause ? Mais Ali, l’ami d’enfance de son frère et la dignité des hommes qui attendent, épuisés par une longue marche, affamés, que la pâte des galettes lève, souriant et respectueux, subjuguent l’enfant Aïssa voyant sa mère retrouver son énergie devant ces hommes inconnus jusque-là de Temesguida. Mais l’enfant qui grandit bon an mal an n’en démord pas. Son troupeau, sa lutte quotidienne pour la subsistance alimentaire, ses errances de berger intrépide ignorent le cours de l’histoire. Jusqu’au jour funeste où son père décide d’aller se réfugier à Alger où il devient marchand ambulant pour subvenir aux besoins urgents de sa famille restée à Oueld Seddik. Ruines et exodes Le frère aîné est au maquis. Il n’a plus donné signe de vie parmi les katibas de l’ALN qui passent par la montagne. Aïssa a douze ans et ses épaules sont encore trop frêles pour porter le fardeau familial. Il faut alors redoubler d’ingéniosité dans un climat d’insécurité de plus en plus menaçant. Les ratissages de l’armée française ne laissent aucun répit aux paysans qui deviennent des fellaghas potentiels ou réels. Des arrestations, des tueries à vue ; les harkis souillent Temesguida. Mais tout ce que le pré-adolescent Aïssa a vécu jusque-là n’est rien. Il a le cran de mener paître son troupeau sous les avions mouchards qui déversent du ciel des monstres, braver un barrage militaire. Mais, depuis que la guerre a le visage de son frère aîné, il prend conscience de manière implicite qu’il n’a d’autres choix que de se mettre sur les pas de ce frère aîné. Un « nif » familial qui s’élargira en honneur de tout un pays, y compris celui de la France. Car, étrangement, Aïssa n’a jamais entendu Ramdane, son frère aîné, moudjahid, insulter la France ou encore Ali au plus fort de la tragédie. Il parle d’organisation, de stratégies, de sacrifices, de combats, de solidarités dans les rangs. 1957. Temesguida est déclarée zone interdite. Le village est évacué. Bêtes et gens. Aïssa et les siens n’ont même pas le droit au village de cantonnement, au statut de réfugiés. Ils trouvent refuge dans une famille éloignée dans un village limitrophe. Aïssa réussit à retrouver son troupeau, surtout les chèvres plus alertes au danger. Mais, un matin, une épaisse fumée s’élève de Ouled Seddik, bombardée par l’armée. Ruine et désolation. Aïssa, au mépris du danger, revient à Ouled Seddik devenu un amoncellement de cendres. Il y retrouve son âne blessé. Il le soigne en saupoudrant ses blessures de café moulu comme il a vu sa mère soigner ses propres écorchures avec le même produit. Ali, le mes’oul est là, intangible. Il insiste auprès de Aïssa pour que sa famille revienne au village natal pour perpétuer les coutumes ancestrales, ne pas perdre le pieu au mépris du danger. La famille tente un retour mais les cendres et l’écroulement physique et symbolique de la demeure sont plus forts. Le frère aîné Ramdane est loin, peut-être en Tunisie, parmi les cadres de la révolution partis en stage pour mieux lutter contre l’ennemi. C’est alors l’exode, la mort dans l’âme, dans une capitale, Alger, elle aussi, meurtrie, quadrillée par Bigeard. La famille rejoint le père à Belcourt. Aïssa quitte Temesguida, prend le bus pour la première fois, découvre la ville effarouché, troque sa gandoura contre un pantalon, enlève sa chechia rouge. Il a une quinzaine d’années. C’est un adolescent, vif, méthodique au travail, frondeur. Il est embauché comme khammes dans les fermes coloniales à une quarantaine de kilomètres à l’Est de la capitale mais la misère le talonne. A Alger, les bidonvilles indigènes croissent comme des champignons vénéneux. Toute la famille élit domicile à Rivet (Meftah) dans un autre bidonville. Là, Aïssa assiste à des exécutions massives de prisonniers algériens exécutés en public pour le spectacle desquelles on a fait venir la population du bidonville au prétexte d’une distribution de denrées alimentaires. Fait ubuesque, il participe à un match de foot opposant une équipe algérienne dont il est, arborant une tenue aux couleurs du drapeau algérien, à une équipe composée d’appelés du contingent. le match terminé, les joueurs algériens, maquisards ou mes’oul sont arrêtés, torturés ou fusillés. Temesguida et le nouveau monde… Le cessez-le-feu et la liesse de l’indépendance ne terminent pas le récit comme en une apothéose ; car les nouvelles du frère aîné, Ramdane, arrivent ainsi que celles de son ami intime Ali, le mes’oul impénitent de Ouled Seddik. Elles viennent gâcher la fête. ils sont morts en 1960 à la veille de l’indépendance. Vingt ans ne sont pas écoulés que, dans ce bastion de l’épopée du jeune berger et des autres bergers de la résistance armée, un sinistre Bouyali, des premiers maquis du GIA fait couler le sang fratricide à Temesguida et, quelques années de plus, les moines de Tibhirine, enlevés aux pieds de Temesguida sont égorgés dans les maquis de Tablat. Aïssa Touati raconte ces revers de l’histoire sous la plume concise, alerte et fidèle aux réalités jamais tronquées de Régis Guyotat, un ancien journaliste du monde qui a rencontré Aïssa Touati alors émigré en France, à Orléans, lors des cours d’alphabétisation. Depuis, leur amitié scellée a donné naissance à ce témoignage bouleversant, le premier du genre qui n’est ni héroïque, ni polémiste. Un récit nu, poignant, humain. Il est préfacé par le frère de régis, Pierre Guyotat, appelé du contingent, « soldat récalcitrant » qui a connu l’Algérie et donné la main fraternelle pour son indépendance. « Temesguida. une enfance dans la guerre d’Algérie » est édité dans la collection « Témoins » dirigée par l’historien Pierre Nora auteur de «Les Français d’Algérie» qui vient d’être réédité cinquante ans après sa première publication, en 1961, chez le même éditeur, Christian Bourgois.
Rachid Mokhtari

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